Annexe
Les protagonistes de la Première Guerre mondiale ne purent jamais établir ni comparer sans risque d'erreur le nombre de leurs morts, de leurs blessés et des hommes disparus au combat. Par la suite, les historiens furent confrontés au même problème, dont Verdun constitue une parfaite illustration.
Alors que la bataille venait de commencer, l'armée française mit en place un nouveau système d'enregistrement et de classification des pertes. La plus parfaite confusion avait régné jusque-là. Les unités établissaient tous les cinq jours un « état numérique des pertes » qu'elles adressaient, via le quartier général de leur corps et de leur armée, au Bureau du personnel de l'état-major. De son côté, le service médical du ministère de la Guerre recevait chaque jour le décompte des admissions de blessés dans les hôpitaux et autres unités de soins. Mais personne n'avait centralisé ces données, qui restaient dispersées entre les divers dépôts régimentaires, le Grand Quartier général (GQG) et les ministères par exemple, les bureaux du ministère de la Guerre chargés d'enregistrer les morts (État civil), les blessés et les malades (Service de santé) ou d'annoncer aux familles le décès d'un proche mort au combat (Renseignements aux familles).
Soucieux de mettre un peu d'ordre dans cette anarchie administrative, le 1er bureau de l'état-major demanda à tous les dépôts régimentaires de créer et de tenir à jour des « fiches de position » pour chaque homme mobilisé, afin d'enregistrer les pertes au fur et à mesure ; il entreprit également de comparer ces chiffres avec ceux qui lui provenaient du terrain tous les cinq jours et avec les rapports quotidiens des services de santé relatifs à l'hospitalisation et au transport des hommes blessés, malades ou gazés. Le système supposait que chaque liste en provenance du terrain recoupe les données chiffrées d'autres sources. Appliqué de façon rétroactive aux pertes enregistrées depuis la déclaration des hostilités, il permit au 1er bureau d'établir une évaluation des pertes depuis le début de la guerre, lourde tâche qui exigea plusieurs mois de travail. Mais ce n'est qu'à la fin de février 1916, au tout début de la bataille de Verdun, que le système permit d'enregistrer les pertes de manière plus fiable jusqu'à la fin de la guerre.
Les états des pertes numériques hebdomadaires, mensuels et annuels que le 1er bureau recueillit de la sorte sont conservés aujourd'hui au Service historique de la défense, le plus souvent au niveau divisionnaire mais parfois au niveau du régiment ou du bataillon. Ces documents servirent de base aux estimations publiées après la guerre par les commissions parlementaires dans le Journal officiel, par le Service historique dans son histoire officielle de la guerre ou par d'autres spécialistes et analystes dans des publications spécialisées[1].
Dans les armées allemandes, les unités en poste compilaient des Verlustlisten qu'elles adressaient tous les dix jours aux autorités compétentes. La plupart des originaux ont disparu, mais ils ont été publiés après la guerre par le Reichsarchiv de Potsdam dans le Deutsches Jahrbuch, 1924-1925. Tout au long de la guerre, les unités médicales allemandes rédigèrent des rapports détaillés sur le personnel militaire bénéficiant de soins sur le front ou dans les hôpitaux de l'arrière ; ces documents constituent à peu près l'équivalent de ceux établis par le Service français de la santé. Il semble que ces rapports allemands n'aient pas survécu non plus ; en 1923, le Zentral Nachweiseamt (Bureau central d'information) publia une version remaniée et mise à jour des listes publiées pendant la guerre, en y incorporant les données des services de santé contrairement aux listes en provenance du terrain publiées en 1924-1925 par le Reichsarchiv. Enfin, l'histoire officielle du service médical allemand pendant la guerre, publiée en 1934, reproduit les données mensuelles relatives au traitement des malades et des blessés dans son Sanitätsbericht en trois volumes[2].
Il serait hasardeux d'utiliser ce type de sources pour comparer les pertes des deux camps après telle ou telle bataille. Les données indiquent parfois les pertes enregistrées sur le front occidental pour une période donnée, mais pas pour telle bataille particulière. Au début de 1920, ni Louis Marin, dans son rapport complet sur les pertes des belligérants remis à la Chambre, ni le médecin en chef des armées, qui analysa les pertes du côté français, ne furent en mesure d'évaluer les pertes bataille par bataille. Bien plus tard, trois archivistes, à partir des données compilées par le Service historique (dont on trouve un abrégé in SHD, 6N 58), utilisèrent les mêmes chiffres que le rapport Marin, si bien que leurs calculs souffrent des mêmes limitations. Côté allemand, les données relatives au front occidental compilées par le Reichsarchiv de Potsdam et publiées dans le Deutsches Jahrbuch, 1924-1925, étaient présentées par périodes et non par batailles. Les chiffres plus complets des pertes allemandes publiés par le Zentral n'étaient pas non plus fractionnés par batailles, mais par mois (sur les fronts de l'Est et de l'Ouest), et restaient d'un accès difficile pour les historiens[3].
Quand on parvenait malgré tout à compiler les pertes relatives à telle bataille particulière, les chiffres étaient rarement cohérents. Les Statistics of the Military Effort of the British Empire during the Great War, par exemple, proposent des évaluations différentes pour les mêmes batailles. Le rapport Marin s'efforce bien de fournir les chiffres des pertes pour certaines batailles en s'appuyant, semble-t-il, sur les états numériques des pertes établis par les armées sur le terrain , mais Marin lui-même les juge peu fiables s'ils ne sont pas rapportés aux listes nominatives, selon la méthode établie en 1916 par l'EMA. Par exemple, ils font état de 194 000 morts pour la bataille de la Somme entre le 20 juin et le 30 novembre 1916, alors que le Service de santé en dénombre 204 000 sur une période plus courte, entre le 1er juillet et le 10 novembre[4].
Enfin, les blessés légers sont comptabilisés dans certaines données et non dans d'autres. En avril 1917, le GQG demanda aux unités qui dressaient un état numérique des pertes et l'envoyaient au ministère de la Guerre d'établir une distinction explicite, à l'avenir, entre les blessés graves exigeant une évacuation vers un hôpital de l'arrière et les blessés légers qui pouvaient être soignés sur le front et reversés dans leur unité au bout de trois à quatre semaines. Un mois avant l'armistice, on n'avait pas encore totalement résolu le problème des différences de comptage entre les deux catégories. Les chiffres donnés par les Verlustlisten du Reichsarchiv ne comprennent pas les blessés légers, alors que ceux du Nachweiseamt les prennent en compte. Ainsi risquait-on de comparer des pertes allemandes allégées (sans les blessés légers) avec des pertes françaises plus complètes. Churchill tente de contourner cette difficulté dans La Crise mondiale, qu'il rédigea au début des années 1920. Soucieux de prouver que les pertes allemandes dans la Somme étaient largement inférieures aux pertes anglaises, mais conscient que la prise en compte (ou non) des blessés légers pouvait créer des disparités, il ajuste les pertes allemandes rapportées mais en les rehaussant de 2 % seulement ; certains de ses détracteurs avaient alors suggéré qu'on augmente ces chiffres de 30 %, ce qui aurait porté les pertes des deux armées pratiquement à égalité[5].
Verdun n'échappe pas à de semblables incertitudes.
Les compilations contemporaines des rapports du terrain ou des services médicaux, quand elles existent, sont rarement comparables ou cohérentes. Le Sanitätsbericht allemand, par exemple, ne livre aucune donnée complète pour ce secteur ; le rapport Marin et le Service français de santé fournissent pour Verdun des chiffres relatifs à des périodes différentes. La question des blessés légers est aussi incertaine à Verdun qu'ailleurs. Le Sanitätsbericht ne définit pas ce qu'est un « blessé » et les comptages sur le terrain excluent tous les blessés légers, alors qu'il est probable que les Français les incluaient aussi. Churchill cite les pertes allemandes d'après les listes du Reichsarchiv (428 000) et les françaises d'après le rapport Marin (535 000) pour les périodes mars-juin 1916 et novembre-décembre 1916 sur le front occidental sans les subdiviser en batailles ni définir ce qu'est un blessé , et parvient à la même conclusion pour Verdun que pour la Somme : les Alliés avaient perdu la guerre de l'attrition. Mais avait-il raison ?
Au Service historique de la défense, à Vincennes, il subsiste de très nombreux états des pertes numériques relatifs à la IIe armée de Verdun. Ils constituent la source de l'essentiel des pertes établies ou estimées par le rapport Marin, par l'histoire officielle française, par le Service de Santé et par les historiens qui, depuis la fin de la guerre, ont préféré ne pas ajouter foi à des estimations fantaisistes, souvent citées mais rarement étayées. Ces chiffres présentent toujours de petites disparités, dues le plus souvent à des variations dans les périodes concernées et peut-être à des recomptages, mais l'ensemble se situe dans une fourchette allant de 348 000 à 378 000. Les documents équivalents du côté allemand les rapports adressés tous les dix jours par le commandement de la 5e armée à l'Oberste Heeres Leitung (OHL), le haut état-major allemand, et ceux que le Reichsarchiv publiait en les subdivisant en périodes sur le front occidental n'ont pas survécu. En 1930, toutefois, avant leur destruction, l'historien allemand Hermann Wendt s'en servit pour établir la comparaison la plus précise à ce jour entre pertes allemandes et françaises à Verdun. En s'appuyant sur les chiffres de la IIe armée française, que lui avait transmis Vincennes, et sur ceux de la 5e armée allemande, fournis par le Reichsarchiv, il établit les pertes allemandes à 336 831 et les françaises à 362 000 pour la période allant du 21 février au 20 décembre 1916. Mais il n'envisage pas que les blessés légers puissent être exclus des chiffres allemands et inclus dans les français, ce qui réduirait encore plus l'écart entre les deux. Faut-il ajuster ses résultats, et de quelle manière[6] ?
En 2006, un historien, James McRandle, et un économiste, James Quirk, se sont appuyés sur le Sanitätsbericht, qui incluait les blessés légers, pour rectifier les sous-évaluations des Verlustlisten utilisées par le Reichsarchiv. Ils en concluent que les rapports du Reichsarchiv, qui n'incluent pas les blessés légers, sous-estiment les pertes à hauteur de 11 % environ. Si l'on applique un ajustement de 11 % aux rapports de terrain utilisés par Wendt pour Verdun, les chiffres de l'ensemble des pertes allemandes à Verdun atteignent 373 882 total presque identique à celui des pertes françaises fournies par l'histoire officielle française à la même date, le 20 décembre, soit 373 231. Le taux des pertes sur les dix mois que dura la bataille serait donc équivalent dans les deux camps. Si, comme le souligne Churchill, les pertes françaises sont supérieures aux allemandes sur la même période, cela ne peut s'expliquer que par des événements survenus en d'autres points du front, y compris la Somme et d'autres secteurs plus paisibles[7].
On parvient à une conclusion similaire en examinant un tableau du Sanitätsbericht relatif à l'entraînement et autres exercices, publié en 1935 par le Kriegsministerium mais que McRandle et Quirk n'utilisent pas dans leur étude.
Ce tableau permet de comparer les taux de pertes à Verdun avec ceux calculés en Pologne et en Galicie pour 1914 et 1915, ainsi que dans la Somme pour 1916. Sur vingt périodes de dix jours (l'intervalle de chaque relevé), la Ve armée à Verdun présente, dans chaque unité, une moyenne de 37,7 tués, blessés ou disparus pour mille hommes ; cette moyenne est inférieure à celle de la IXe armée en Pologne sur neuf périodes de dix jours en 1914 (48,1), à celle de la XIe armée en Galicie (52,4) sur douze périodes de dix jours en 1915, à celle de la Ière armée dans la Somme (54,7) sur seize périodes de dix jours en 1916, mais proche de celle de la IIe armée de la Somme (39,1) sur seize périodes de dix jours en 1916. Ces chiffres, comme l'indique clairement le Sanitätsbericht pour ce tableau, ne prennent pas en compte les blessés légers[8].
Il n'existe pas de chiffres équivalents pour la IIe armée française, mais on peut établir une estimation approximative. D'après les rapports conservés aux archives, les pertes françaises sur les vingt unités de dix jours allant du 21 février au 20 septembre atteignent un total de 321 947. Si l'on compte dix-huit divisions en ligne pendant la plus grande partie de la bataille de Verdun (la IIe armée comportait environ vingt-cinq divisions, mais toutes n'étaient pas en ligne au même moment) et une force moyenne de 18 000 hommes par division, le taux de pertes moyen côté français pour chaque période de dix jours s'établit à 40,9 pour 1 000, mais en comptant les blessés légers. L'ajustement de 11 % appliqué par McRandle et Quirk au taux allemand correspondant (37,7) pour incorporer les blessés légers établirait donc les deux taux de pertes à égalité, ou peu s'en faut[9].
Il ne s'agit là que de calculs approximatifs, mais ils suggèrent fortement que les pertes françaises et allemandes à Verdun étaient encore plus similaires que ne le montrent les calculs de Wendt.
Jean Norton Cru provoqua un scandale en 1929 avec la publication de Témoins, ouvrage dans lequel il analyse quelque trois cents témoignages directs du simple soldat au capitaine , et juge certains d'entre eux excellents, d'autres absurdes et de nombreux autres quelque part entre les deux. Les auteurs qui se sentaient remis en question contre-attaquèrent, mais la plupart des historiens prirent alors la défense de Cru. Quand il fut réédité en 1993, pourtant, le livre subit la critique de certains historiens. Si les auteurs de journaux et de mémoires cités par Cru lui avaient reproché son scepticisme, les historiens le jugeaient maintenant trop crédule. Selon les sceptiques, la mémoire perdait de sa précision avec le temps ; elle était subjective ; elle dissimulait bien des choses, comme les coups de baïonnette et la passion meurtrière, et en créait bien d'autres, comme la victimisation ou l'héroïsme ; elle tendait à disculper le propriétaire des souvenirs évoqués ; toute expérience, du reste, était structurée par un récit pour connaître la véritable expérience de la guerre, mieux valait s'en remettre à des sources plus fiables, par exemple les traces involontaires laissées par des productions matérielles et culturelles sur le front et à l'arrière[10].
Oui, la mémoire s'estompe avec le temps, mais, sur les quatre-vingt-douze témoignages de première main (publiés ou non) que cite Cru dans son ouvrage, quarante-neuf ont été écrits entre 1915 et 1918, vingt-cinq entre 1919 et 1928 ; je ne compte pas ici les uvres de fiction inspirées par l'expérience personnelle que cite Cru, mais la plupart d'entre elles furent également écrites pendant la bataille ou dans les années qui suivirent. La mémoire est subjective, mais oublier n'est pas omettre, et le silence n'implique pas la dissimulation. C'est par pudeur que les soldats de l'époque ne disaient rien de la sexualité, et, s'ils évoquent rarement leur baïonnette, c'est qu'ils s'en servaient rarement. « Aucun témoignage digne de foi, note Delvert dans son compte rendu de l'ouvrage de Cru, ne parle de chocs à la baïonnette, ces chocs qui ont tordu tant de lames chez les romanciers et les hâbleurs. » Si certains soldats avouent leur manque de motivation, faut-il toujours en déduire qu'ils répriment quelque « consentement » intérieur, alors que la colère, le ressentiment et l'insubordination laissaient des traces de bien d'autres manières ? Que leurs souvenirs soient parfois brumeux, c'est un fait qu'ils admettent volontiers eux-mêmes. Trente-six heures après une attaque sur les flancs du Mort-Homme, relève ainsi Méléra, sa mémoire tendait à confondre son sentiment d'horreur avec l'odeur des cadavres. Plusieurs jours après une contre-attaque près du fort de Vaux, Gaudy nota que ses souvenirs étaient voilés par un écran de fumée, ne laissant subsister que des « visions flottantes, intraduisibles ». Vingt ans après Verdun, MacOrlan conservait seulement en mémoire des « photographies mal fixées et mal lavées, [...] des images jaunes qui s'effacent arbitrairement ». Mais ce phénomène mental, au même titre que les souvenirs d'ordre physique qui se confirment d'un récit à l'autre, constituent la matière même de l'investigation historique. Pourquoi faudrait-il que la mémoire serve à invalider les témoignages[11] ?
Cru se fie à son bon sens, à son expérience et à ses nombreuses lectures pour distinguer entre le plausible et l'invraisemblable. Peut-être juge-il trop souvent inauthentiques les sentiments que lui-même ne partage pas. Mais, quatre-vingts ans plus tard, un historien est encore en mesure de repérer un dialogue enflé, une anecdote fabriquée, une émotion exagérée. Libre à lui d'écarter les souvenirs trop extravagants, pour ne retenir que ceux d'entre eux qui, confirmés par des témoignages similaires ou par des sources concordantes, permettent de se faire une idée de l'univers matériel et mental des combattants dans les tranchées.
À l'époque de la bataille de Verdun, les censeurs de la Poste française ne scrutaient plus seulement d'éventuelles atteintes à la sécurité mais aussi le reflet du moral des troupes. En mars 1916, chaque armée avait établi une commission de contrôle postal chargée de lire des extraits de la correspondance hebdomadaire ou bihebdomadaire des soldats ; diverses unités (régiments ou divisions) étaient sélectionnées car il n'était pas possible de tout parcourir. Les rapporteurs estimaient le moral en épluchant leur courrier, puis remplissaient un questionnaire (affiné en cours d'année) en quatre parties permettant d'évaluer l'attitude des hommes vis-à-vis des conditions matérielles, de la guerre, du monde extérieur et de l'arrière ; ils citaient souvent des extraits de lettres et, assez rapidement, ils se mirent à organiser en tableaux les résultats de leurs questionnaires. Pour la IIe armée de Verdun, les rapports hebdomadaires (et parfois quotidiens) sont conservés par grosses liasses en 16N 1391 et 16N 1392 ; les analyses bihebdomadaires effectuées au GQG pour toutes les armées, en 16N 1485 ; les lettres assez préoccupantes pour être saisies en totalité, toutes armées confondues, en 16N 1545 (de mars à juin 1916). Cette source, qui donne un précieux aperçu de la teneur des lettres des soldats à leurs proches, doit cependant être traitée avec prudence[12].
Les échantillons retenus sont-ils représentatifs ? En 1916, les rapporteurs ne fournissaient pas toujours leurs chiffres ; ce n'est qu'en 1917 que la synthèse individuelle fut remplacée par une étude plus systématique 500 lettres par régiment et par mois, soit un cinquième du total , si bien que les rapports devinrent plus fiables que ceux de 1916. Les documents dont nous disposons pour la IIe armée suggèrent que les rapporteurs, quand ils sélectionnaient une compagnie particulière, pouvaient lire jusqu'à une lettre sur deux ; le plus souvent, toutefois, la sélection était assez limitée, entre une lettre sur onze et une lettre sur soixante. Rapporté à l'ampleur de la bataille de Verdun, un échantillon moyen aussi insignifiant ne pouvait donner, au mieux, qu'une idée vaguement informée de l'humeur de certains individus appartenant à certaines unités[13].
Par ailleurs, les conclusions des rapporteurs sont-elles fiables ? Un lieutenant ou un capitaine peuvent relever seulement ce qui les arrange, ou ce qu'ils s'imaginent que leurs supérieurs veulent entendre. Dans les faits, ces sources ne semblent pas présenter de telles transfigurations ; elles font plus souvent état d'une démotivation que d'un moral au beau fixe, et n'éludent pas certains traits (cynisme compris) susceptibles d'inquiéter leurs supérieurs : après tout, c'est à cela que servait l'évaluation du moral des troupes.
Enfin, quel était le degré de spontanéité des lettres ainsi parcourues ? Les hommes savaient que leur courrier risquait d'être lu et que les censeurs étaient là pour les sanctionner, non pour les féliciter : cela les incitait peut-être à la dissimulation, mais non au mensonge ou à l'affectation. « Très nombreux, note un contrôleur en mars, sont ceux qui craignent la censure et se réservent de raconter ce qu'ils ont vu à la prochaine permission très escomptée. » Les hommes pouvaient évoquer leur manque d'enthousiasme ou leur indifférence, mais pas leur rage ni leurs tendances séditieuses, que l'on voit resurgir ailleurs et sous d'autres formes ; que le courrier des soldats n'en fasse pas mention ne nous apprend donc rien de leur éventuelle ampleur. Par ailleurs, certains préféraient ne pas trop inquiéter leurs correspondants. Dès 1914, Maurice Genevoix se censurait lui-même au moment d'écrire à sa famille : « Pourquoi les peiner, pourquoi les décevoir ? » Autant de raisons de croire les soldats quand ils parlent de leur cafard, de leur misère, de leur désir de voir la guerre se terminer : pourquoi auraient-ils inventé tout cela[14] ?
Comme toutes les archives, les rapports des contrôleurs de la poste nous parlent de manière hésitante et oblique ; ils parlent de certains hommes, non de tous, et produisent de simples impressions qui ne deviendront des conclusions qu'une fois confirmées par d'autres sources et par d'autres traces.
[1] François
Cailleteau, Gagner la Grande Guerre, Paris, 2008, p.
91-92 ; Service historique de la défense (SHD), 19N 270, Gal
Hirschauer, 15 jan. 1918, « Importance des pertes au cours des années
1916-1917 » ; SHD, 5N 229, EMA, rapports du 5e bureau pour
les 10 et 13 jan. 1916, et rapport du ministère de la Guerre au ministère de la Santé, 9 jan. 1916 ; 16N
1379, EMA, 5e bureau, « Rapport sur l'étude statistique des
pertes de l'armée française, 25 fév. 1916 » ; 7N 552, 1er
bureau, EMA, « Note au sujet des méthodes suivie [sic] pour établir la statistique des pertes françaises », 6
mai 1919.
[2] James
McRandle et James Quirk, « The Blood Test Revisited : A New Look at
German Casualty Counts in World War I », Journal of Military History, vol. LXX, juil. 2006, p.
667-702 ;
Committee of Imperial Defense, History of the Great War Based on Official
Documents.
Military
Operations. France and Belgium, 1916, Londres, 1932, t. V, p. 496-497;
SHD, 7N 552, EMA, 2e bureau, « Les pertes françaises et les
pertes allemandes comparées au cours de la campagne à la date du 1er
septembre », 27 nov. 1916 ; Reichskriegsministerium, Sanitätsbericht über das Deutsche Heer
(Deutsches Feld-und-Besatzungsheer) im Weltkriege 1914-1918, Berlin, 1934,
passim.
[3] Chambre des députés, rapport
Marin, passim ; Joseph-Henri
Toubert (médecin inspecteur-général), « Les pertes subies par les armées
françaises pendant la guerre de 1914-1918 », Revue d'Infanterie, vol. LIX, n° 348, 15 sept. 1921,
p. 305-309 ; Col. Pierre Guinard, Jean-Pierre Devos et Jean Nicot, Inventaire
sommaire des archives de la guerre, série N 1872-1919, Troyes, 1975, p. 204-213 ; voir par ex.
Winston Churchill, The
World Crisis, Londres, 1923-1929, 5 vol., t. III, 1e partie, p.
52, note 1 et tableau ; Lt-Col.
Larcher,
« Données statistiques concernant la guerre 1914-1918 », Revue militaire française, vol.
XLVII, mars
1933.
[4]
Statistics of the Military Effort of the British
Empire during the Great War ; J. McRandle et J. Quirk, « The Blood
Test Revisited », art. cité ; rapport Marin, op. cit., p. 75 ; Larcher, « Données statistiques »,
art. cité.
[5] SHD, 16N
523, Grand Quartier général, note du 6 avril 1917; History of the Great War, op.
cit., t. V, 1932 ; J. McRandle et J. Quirk, « The Blood Test
Revisited », art. cité.
Les Verlustlisten
comprenaient-elles ou non les blessés légers ? Churchill, ses détracteurs
et le Reichsarchiv ont des avis différents et incertains sur ce point ;
pourtant, les tableaux publiés par le
Kriegsministerium en 1935 (voir ci-dessous) indiquent clairement que non.
[6] SHD, 16N 528; Larcher,
« Données statistiques », art. cité ;
Ministère de
la Guerre, État-Major de l'Armée, Service historique, Les Armées françaises dans la Grande Guerre (AFGG), Paris, 1926, t.
IV, vol. 3, appendice
1, p. 521 (ajustement du résultat final) ; SHA, 19N 270, Gal Hirschauer,
« Importance des pertes au cours des années 1916-1917 », 15 jan.
1918 ; rapport Marin, p. 75 ; Gérard Canini, Combattre à Verdun : vie et souffrance quotidienne du soldat,
1916-1917, Nancy, 1988, p. 11 ; Allain Bernède, Verdun 1916 : le point de vue français, Le Mans, 2002, p.
342 ; Alain Denizot, Verdun
1914-1918, Paris, 1986, Annexe XII, p. 286-287 ; Winston Churchill, World Crisis, op. cit., t. III, 1e partie, p. 97 ;
Hermann
Wendt, Verdun 1916, Berlin, 1931, p.
243-244 ; Pierre
Renouvin, compte rendu du Verdun de
Wendt dans Revue d'Histoire de la Guerre,
avril 1931.
[7] J. McRandle et J. Quirk,
« The Blood Test Revisited », art. cité ; AFGG, op. cit., t. IV, vol. 3,
appendice 1, p. 521
(ajustement du résultat final) ; F.
Cailleteau, Gagner la Grande Guerre, op.
cit., tableau p. 106 et p. 109-110.
[8] Reichskriegsministerium, Zusammenstellung, tableau 10 :
« Vergleich der Verluste in längerem Zeitraum zwischen Stellungskrieg (V
Armee Verdun) und Bewegungskrieg (XI Armee Feldzug im Sommer 1915
und IX Armee, Feldzug in Polen 1914).
[9] Voir SHD, 19N 270,
Hirschauer, « Importance des pertes », art. cité. Pour 1916, les
données et les sources de la IIe armée ne permettent pas à
Hirschauer de rapporter les pertes au nombre d'hommes engagés. Début mars, la
IIe armée avait 18,5 divisions en ligne, comme début septembre, AFGG, op. cit., t. IV, vol. 1, Appendices II et III, p. 648-649, et t.
IV, vol. 3, p. 294 ; A. Bernède, Verdun,
op. cit., p. 367.
[10]
Jean
Norton Cru, Témoins. Essai d'analyse et
de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928
[1929], Nancy, 1993 ; Frédéric Rousseau, Le Procès des témoins de la grande guerre. L'Affaire Norton Cru,
Paris, 2003, passim ; Nicolas Mariot, « Faut-il être motivé pour
tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », Genèses, n° 53, 2003, p. 154-177 ;
Leonard V. Smith, The Embattled
Self : French Soldiers' Testimony of the Great War, Ithaca et Londres,
2007, p. 12-13; Stéphane
Audoin-Rouzeau, Combattre :
une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXe
siècles), Paris, 2008, p. 69-167 ; Antoine Prost, « La Guerre de
1914 n'est pas perdue », Le
Mouvement social, n° 199, avril-juin 2002, p. 95-102;
Christophe Prochasson, « Les mots pour le dire : Jean Norton Cru, du
témoignage a l'histoire », Revue
d'histoire moderne et contemporaine, vol. XLVIII, n° 4, 2001, p. 160-189.
[11] Charles
Delvert, « L'histoire de la guerre par les
témoins », Revue des deux mondes,
t. LIV, 1er déc. 1929, p. 628-641 ; Timothée-César Méléra, Verdun (juin-juil. 1916). La Montagne de
Reims (mai-juin 1918), Paris, 1926, p. 42-44 ; Georges Gaudy, Souvenirs d'un poilu du 57e
régiment d'infanterie, 3 vol., Paris, 1921-1923, t. I, Les Trous d'obus de Verdun :
février-août 1916, Paris, 1922, p. 160 ;
Pierre Mac Orlan, Verdun, Paris, 1935, p. 18-19.
[12] Annick
Cochet, L'Opinion et le moral des soldats en 1916
d'après les archives du contrôle postal, thèse de doctorat, 2 vol.,
université Paris X-Nanterre, 1986, t. I, p. 8-17 ; Jean-Noël Jeanneney,
« Les archives des commissions de contrôle postal aux armées
(1916-1918) : Une source précieuse pour l'histoire contemporaine de
l'opinion et des mentalités », Revue
d'histoire moderne et contemporaine, vol. XV, jan.-mars 1968, p.
208-233 ; Guy Pedroncini, « Le moral de l'armée française en
1916 », Verdun 1916 : Actes du
colloque international sur la bataille de Verdun (6-8 juin 1975), Verdun,
1976, p. 159-173.
[13] SHD 16N 1391 : 28 août,
300 lettres (de deux compagnies de la 71e DI) lues, soit une sur
deux ; 22 mars 30 mai, entre 848 et 1621 lettres (prélevées dans
diverses DI) lues, soit entre une sur onze et une sur vingt-deux ; 4 oct.,
7 000 lettres lues, soit une sur deux
et demie en moyenne.
[14] SHD, 16N 1391, rapport du 31
mars 1916 ; Maurice Genevoix, Sous
Verdun, août-octobre 1914, Paris, 1916, p. 125.